Pourquoi le « conflit » entre les « décoloniaux » et les « intersectionnels » est complètement absurde (en 5 points)

Juin 10, 2019 | Politique | 0 commentaires

Temps de lecture : 4 minutes

Parfois, les débats entre les militants de l’antiracisme politique sur les réseaux sociaux, finissent en véritables shitstorms, et créent de grosses embrouilles menant à des ruptures brutales. Si l’existence de discussions divergentes est une chose plutôt saine dans la pratique militante, leur transformation en conflits peut fortement nuire à la création de lien social et à la progression de nos luttes, comme l’explique ici Rafik Chekkat, co-fondateur du site Etat d’Exception. Puis, outre leurs nuisances, ces querelles, lorsqu’on étudie de près les thèses politiques de chaque courant, n’ont pas tellement de sens. Explications :

  1. Les études et théories décoloniales ont été développées dans un contexte où la lecture des faits sociaux se fait de manière intersectionnelle.

En effet, comme son nom l’indique, l’intersectionnalité permet d’étudier les intersections qui existent entre les rapports de race, de classe et de genre, et cette notion est très importante pour les mouvements décoloniaux qui ont pour objectif principal de « penser la race » dans un contexte dominant où la question raciale est au mieux traitée sous un prisme moral, au pire reléguée aux angles morts et aux impensés du milieu militant.

  1. En réalité, personne ne « hiérarchise », mais tout le monde « priorise », et ce n’est ni choquant ni problématique.

Si on fait une analogie grossière entre les luttes politiques de classe, genre et race et liste de tâches, on peut distinguer ce qui est prioritaire (ou non) en termes d’urgence et d’importance.
eisenhower
D’après cette matrice d’Eisenhower, on peut déduire facilement qu’il est logique pour un mouvement qui prétend s’occuper d’antiracisme de déléguer les questions de genre et de classe à d’autres mouvements pour qui ces luttes sont au cœur de leurs préoccupations. Il est aussi aisé de comprendre que selon les individus et leur sociologie, les urgences varient. Il est d’ailleurs dans l’intérêt de tous les militants et toutes les militantes que chacun.e se concentre sur le domaine là où iel se sent lae plus efficace/utile. En effet, déléguer une lutte, ou la reporter dans le temps surtout dans un contexte « critique » (dans le sens où certaines revendications ne peuvent pas exister si d’autres plus fondamentales ou prioritaires n’ont pas été satisfaites), cela ne signifie absolument pas qu’il faut l’abandonner ou l’ignorer, mais plutôt qu’il faut installer un environnement favorable pour qu’un maximum de luttes obtiennent gain de cause.

  1. Il est tout à fait possible de se revendiquer à la fois « décolonial.e » et « intersectionnel.le »

…Puisque d’une part, il n’y a aucune contradiction dans le fait de penser que les rapports de race structurent ceux de genre et de classe (prisme décolonial) avec le fait de penser que les oppressions de genre se croisent avec les oppressions de race et de classe (prisme intersectionnel), et d’autre part, aucun.e militant.e et aucun.e organisation n’est propriétaire de chaque « lecture » ; les résultats de recherche en sciences politiques et sociales peuvent être donc utilisés et récupérés par n’importe quel.le militant.e qui en ressent la nécessité (au cas où il faudrait encore le préciser).

  1. Les injonctions à articuler la question de race avec celle de classe et/ou celle de genre viennent bien [trop] souvent de personnes qui ont tendance à la négliger ou à en faire une question optionnelle…

…alors que dans les faits, les militants de l’antiracisme politique ont été précurseurs au niveau de l’action « d’articuler », contrairement à la gauche radicale (qui est majoritairement blanche, rappelons-le) qui continue à invisibiliser la question raciale au profit de la question de classe, quand bien même ce ne serait pas dans son intérêt de le faire (on a toutes et tous connu les militants de gauche qui nous crachent dessus quand on parle islamophobie, mais qui reviennent la bouche en cœur dans les quartiers populaires et ghettoïsés lorsqu’il faut gratter des voix pour les élections ou de la chorba pour le Ramadan). Il arrive aussi que certains militants de l’antiracisme politique, qui se revendiquent plus du courant intersectionnel que du courant décolonial, en viennent à « diluer » la question raciale, pour des raisons « stratégiques » ; une méthode qui peut se révéler coûteuse en termes d’autonomie. Ce n’est, bien entendu, pas cette stratégie qui est condamnable, mais plutôt l’injonction à la dilution qui pèse lourd sur les épaules des militants de l’antiracisme politique qui creuse les divergences sources de conflits ; car ces divisions ne profitent pas à l’antiracisme, mais bien aux personnes pour qui cette lutte n’est pas vitale, voire même n’est pas dans son intérêt (militant.e.s de la gauche blanche).

  1. La confusion entre « intersection » et « superposition » des oppressions conduit vers des débats où il devient difficile de faire preuve d’écoute et/ou de bienveillance…

…Et cela peut s’avérer extrêmement dangereux. En effet, si lors de croisement d’oppressions, la personne doublement, triplement, voire plus opprimée peut être dans une souffrance plus grande qu’une personne qui ne subirait « qu’une seule » oppression, ce n’est pas toujours le cas (exemple : crime policier raciste reste plus violent que le harcèlement moral et sexuel d’une femme racisée). Puis l’analyse intersectionnelle des faits sociaux n’a pas pour objectif d’organiser un « concours des oppressions » déplacé, voire effrayant, où chacun.e scruterait qui est assez « safe » ou non, qui est assez « déconstruit » ou non, qui est assez « concerné » ou non, comme si la pertinence d’un propos comptait moins qu’un story-telling dénué de fond et de sens, mais émis par une personne validée par la « police militante ». Cette « chasse aux mauvais militants » est révélatrice de dérives ultra-libérales et d’un élitisme au sein d’un milieu qui se revendique pourtant de l’égalité et de la dignité pour tous et toutes, et risque clairement de créer un climat complètement anxiogène où le harcèlement et les situations de violence diverses et variées risquent de se généraliser.
Finalement, il apparaît clairement que l’opposition entre les mouvements intersectionnels et décoloniaux est complètement artificielle, inutile, voire même nuisible et contre-révolutionnaire ; si les divergences d’opinion sont légitimes, les faux débats ne sont que le résultat du racisme combiné à l’ultra-libéralisme structurant nos sociétés, et donc nos espaces militants qui en font partie intégralement. Ainsi, la solution à ce « faux » conflit, est bien sûr de se rendre compte de sa superficialité, mais aussi de comprendre qu’en plus de « checker ses privilèges », il faut aussi accepter que les luttes politiques sont d’abord des affaires d’intérêts, et que même si en tant que groupe social nous avons des intérêts convergents, ce n’est pas forcément le cas de chaque groupe militant.e pris individuellement.

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