En se limitant à un regard condescendant, on pourrait parler ici d’aliénation. Or, la réalité est bien plus nuancée et complexe. Et lorsqu’on étudie les raisons profondes de cette réticence, on comprend vite qu’elles sont valables. Explications.
- Instrumentalisation raciste du féminisme et fémonationalisme
Parce que les recours pour lutter contre les violences sexistes sont bien souvent des mesures répressives et carcérales, qui ne règlent pas le problème sur le long terme, et ont même tendance à le compliquer. Sans oublier que ces répressions ciblent en priorité et principalement les hommes non-blancs.
Or, lorsqu’on est une femme non-blanche, non seulement se ranger du côté du féminisme blanc ne fait pas forcément avancer sa condition, car les intérêts divergent, mais en plus cette lutte peut se faire au détriment du combat antiraciste comme le démontre la citation extraite de l’ouvrage d’Houria Bouteldja « Les Blancs, les Juifs et Nous », quand elle relaye le témoignage d’une femme noire victime de viol par un homme noir, qui dit : « je n’ai jamais porté plainte parce que je voulais vous protéger. Je ne pouvais pas supporter de voir un autre homme noir en prison. »
- Craintes de diluer la lutte antiraciste
Parce que la condition des femmes non-blanches est spécifique, elle ne peut s’affranchir d’une lutte antiraciste radicale, ou du moins d’une lecture intersectionnelle de leur condition.
En effet, s’il existe indéniablement des injonctions à délaisser les luttes de femmes dans les espaces antiracistes, beaucoup de femmes choisissent de leur propre chef de reléguer au second plan ce combat, pour des raisons diverses et variées.
Par exemple, pour Fatiha, militante accompagnant de jeunes hommes africains sans-papiers, « le féminisme ne concorde ni avec mes valeurs, ni mon éducation » [ndlr]. « On ne cesse de dénoncer un système patriarcal, pourtant, rien ne garantit qu’un système matriarcal serait meilleur. J’aurais le sentiment de trahir mon père et mon grand-père en les remettant en cause, eux qui ont tant œuvré pour l’épanouissement des femmes dans ma famille. Je considère d’ailleurs que les personnes les plus opprimées en France sont les jeunes hommes africains, tant ils vivent de plein fouet la violence du racisme structurel (violences policières, discriminations à l’embauche, au logement, disparitions), alors qu’il existe un système de protection sociale en France qui bénéficie aux femmes. J’ai d’ailleurs le sentiment que les violences faites aux femmes viennent plus d’un manque de sororité ou de l’absence d’un père que des hommes eux-mêmes même si je ne dois probablement pas avoir toutes les données sur cette question.» Elle ajoute que pour elle, « le féminisme fait plus de mal aux hommes non-blancs qu’il ne fait du bien aux femmes. Cette idéologie a construit une figure de mâle dominant de toutes pièces, sans prendre en compte le vécu des hommes non-blancs, alors qu’ils sont souvent victimes d’accusations mensongères pour des faits de violences sexistes, sur des bases racistes. Certaines femmes qui occupent des fonctions de pouvoir dans les institutions défendent des valeurs dans lesquelles je ne me reconnais pas, comme le fait d’élever des enfants sans homme, et ce sont souvent ces mêmes femmes que l’on retrouve à la tête des mouvements féministes. »
- Multiplication des « call-out » dans le milieu intersectionnel qui mettent toutes les femmes dans une position vulnérable
Les dénonciations publiques, lorsqu’elles ne sont pas accompagnées de preuves solides profitent rarement aux victimes de violences sexistes. Elles exposent toutes les femmes qui y participent, à du harcèlement, des pressions telles que des plaintes pour diffamation, et ce même lorsque les faits sont avérés.
Dans ce contexte, il est donc naturel que des femmes aient du mal à se retrouver dans un féminisme qui ne les expose plus qu’il ne les protège.
- Se ranger du côté du patriarcat pour se protéger du racisme
Comme l’explique Manon Garcia dans « On ne naît pas soumise, on le devient », si on prend la notion de soumission des femmes comme la domination patriarcale mais du point de vue des femmes, se plier à certains diktats patriarcaux peut faire partie d’une stratégie de réponse au patriarcat.
En contexte raciste, protéger les hommes de sa communauté du racisme peut également être une stratégie pour se protéger au passage, même si elle peut être discutable dans les cas des violences sexistes intra-communautaires.
Dans un contexte patriarcal et raciste structurellement, la construction d’une sororité pérenne est extrêmement complexe ; en effet, d’après tout ce qui précède, donner l’injonction aux femmes non-blanches d’être féministe n’est pas envisageable, et la charge mentale de toutes celles qui se revendiquent non-blanches est de plus en plus lourde à porter.
Comme le dit Liza, co-fondatrice du collectif féministe décolonial Nta Rajel ?, il faut une troisième voie autre que la récupération raciste ou les injonctions au sacrifice sur la question des hommes non-blancs.
C’est pourquoi des militants antiracistes s’intéressent désormais aux masculinités non-blanches sous l’angle du genre et de la race, et préfèrent parler de « luttes de femmes » (ou womanism) comme alternative au féminisme, encore trop influencé par la blanchité selon eux même lorsqu’il est intersectionnel ou décolonial, car il ne convient pas aux femmes qui souhaitent conserver leur mode de vie indigène.
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